Il pleut des cordes, il est dix heures et nous nous réfugions dans un petit bar parisien typique (on y trouve donc plus de touristes que de parisiens). On tombe sur l'éternel ami d'ami, qu'on n'a pas vu depuis au moins dix ans. Après les présentations, on se choppe le serveur histoire de ne pas parler dans le vide mais devant un petit verre.

Depuis un bon quart d'heure, la discussion tourne autour de petits riens, et en particulier des privatisations à venir. Les hypothèses fusent, et on sent bien l'ouvrier refoulé dans toutes ces têtes. Dès qu'il s'agit de service public, le syndicalisme reprend du sens. Les services financiers de la Poste deviennent oeuvre d'utilité publique, désintéressement et charité laïque. On verse une larme à l'évocation des SDF qiu viennent retirer leurs dix euros tous les matins pour s'acheter de quoi survivre, et on imagine volontiers le sourire attendri de la postière qui lui explique comment s'en sortir.

Bref, la conversation coule comme du camembert bien fait sur les cravates qui décorent les cols blancs. La sono entame Kashmir, mais tout le monde entend puff daddy. Un grand classique.

— On va monter un portail. Ça recensera tout ce qui a trait de près ou de loin à l'actualité automobile. Y'a une forte demande, et on est les premiers à y penser, on va faire un carton plein.
— Ah oui... Ça a l'air intéressant, vous avez commencé déjà ? Vous avez les grandes lignes ?
— Ben on commence à y penser là, on est plusieurs sur le projet. Y'a Neroledan, qui s'occupera tu ton journalistique des dépêches, et Kimlid qui cherche un type pour l'aider à monter le site. Le plus dur, c'est de commencer. Arriver à attirer les gens, parce que tu vois, là, le net est plein de communautés éparses. Y'a les fans de porsches, les fondus de clio, et les tarés du tuning. Mais bon, nous on se trouve à l'intersection de tout ça, et faut qu'on se fasse un nom avant qu'on nous pique l'idée.
— Vous ne voulez pas commencer par monter une petite archive, pour commencer ? Genre pour attirer les gens c'est pas mal non ?
— Ah non, ça va pas du tout. On ne veut faire de la concurrence à personne, c'est nos futurs partenaires les gens, là, qui font les sites existants. Ils ont des infos juteuses, on va pas se griller. Non nous on veut syndiquer tout ça, en gros. Faire un site, genre euh...
— genre ?
— Nan tu vas pas connaître. C'est super bien foutu, mais c'est un truc de NERD. Tu vois, les mecs complètement furieux, qui passent leur temps à se branler devant leurs écrans, la tronche pleine de boutons, et avec des grosses lunettes à triple foyer ?

Le type ricane, fier de sa description.

— Bon, ben ils passent leurs journées sur IRC à commenter slashdot. C'est des ayatollahs du « libre », un machin un peu bizarre inventé par des néocommunistes finlandais. Bref. Nous, on veut faire le « slashdot » de l'automobile, mais en plus humain, tu vois. Genre on va pas passer nos journées derrière un écran, je compte bien continuer à sortir et picoler.
— T'en connais des NERD là ?
— Des geeks ? Bof, un ou deux, mais sans plus. T'façon tu peux pas discuter avec eux, au bout de dix secondes t'es parti sur la rengaine classique, genre Microsoft c'est mal tout ça, toujours leurs grandes théories. Ces mecs là, ils ont soit mac, soit linux, tu vois le genre...
— ...
— Quoi ? Pourquoi tu te marres ?
— Tu peux mettre linux sur un mac si tu veux...

Tranquillement, je sors mon PowerBook, en sirotant le White Russian de ma voisine. De toute façon, maintenant que je suis catalogué geek, on ne pourra plus parler d'autre chose.