Dix-huit heures pétantes, number one se rue sur la porte du bureau. Après tout, peu importe qu'on soit matinal ou non, l'horaire c'est l'horaire. Le soir, du moins. Me voilà donc encore, une fois n'est pas coutume, à finir le rapport journalier tout seul. On entendrait les mouches voler si la climatisation n'était pas allumée en permanence. Ou si je n'avais pas un casque annulateur de bruit doublé d'une paire de boules quiès. Avant que notre ami vainqueur ne parte, ses lèvres ont bougé, j'en jurerais.

Un lambda t plus tard, je suis dans la rue. Si on était en Europe, j'aurais un peu les boules de traverser une deux fois quatre voies sans me presser, mais ici il ne s'agit que d'une ruelle. Malgré tout, il me faut bien 20 minutes pour parcourir le kilomètre qui me sépare de ma maison en Amérique - la faute aux feux piétons qui ne sont jamais verts. Ou plus exactement, ni blancs ni "walk".

20h. Plutôt que de regarder le JT, je vais faire un tour dans ma mini-voiture. Les supermarchés sont ouverts jusqu'à 23h, y'a le time. A priori, compte tenu de ma frénésie consommatrice légendaire, je devrais être comme un coq en pâte chez Fred Meyer; ils ont tout, je n'ai que l'embarras du choix. Si je devais compter sur les doigts de la main le nombre de sortes de yahourts qu'ils vendent, il me faudrait amputer Shiva et mes deux collègues. Mais j'avoue, j'ai quand même du mal avec les bouteilles de lait de 2 gallons, le pain de mie sans croute pré-découpé en forme de coeur, le chocolat blanc sans sucre et sans matières grasses, les blancs d'oeuf en tetra-pak, les tomates qui font la taille d'un melon et les melons qui font la taille d'une pastèque. J'ai tout autant de mal à comprendre pourquoi les américains se prennent la tête avec leurs unités de mesure, mais c'est une autre histoire. Bref, je me dirige vers le rayon fromage, histoire de me faire des sandwiches.

Du regard, je balaye le rayon. C'est immense. Ça doit bien faire, allez, dix fois le rayon fromage du supermarché gastronomique de Berlin. Histoire d'en avoir le coeur net, je décide de compter les pas d'un bout à l'autre, mais à peine suis-je arrivé à la moitié que Shiva se retrouve cul de jatte. Instinctivement, je compte mes dollars - ce qui me prend bien dix minutes le temps de déplier tous les billets de un, de cinq, de dix, et de vingt, qui ont le bon goût de tous faire la même taille et d'être de la même couleur. Et puis comme j'ai toujours pas de doigts, je suis obligé de tout faire de tête. Entre deux additions, je me dis qu'il faut bien être français pour compter sa thune au milieu du rayon fromage.

Soixante-trois dollars et trente-sept cents. Ça va m'en faire des sandwiches, miam. Il est temps de jeter un oeil au menu. C'est pas de bol, je me suis arrêté au milieu, et c'est là qu'ils ont décidé de mettre le chédar. Je zappe vite fait bien: orange, orange affiné, affiné trente jours d'âge, délice du marin-pêcheur, jeune, moelleux, y'a pas à dire, ça déconne pas chez Meyer. Tiens, il le font en rappé aussi. pourquoi pas. Oh la vache, ils l'ont aussi en pavé, hé hé. Goûtez-moi ce bon chédar ma bonne dame, je vous l'emballe? Ca fera $9, c'est ¢50 de la livre US. Je vous commande un transpalette de suite, pas de problème. Bon, c'est pas tout, mais je me taperais bien un bon fromtom moi.

Dix minutes plus tard et 200 mètres dans les pieds, je n'en reviens toujours pas : je suis bredouille. Je ne demandais pas la lune, pourtant, juste quelques malheureuses tranches de gruyère, de compté, ou même de gouda. J'aurais été prêt à tartiner du Brie même, c'est dire le sacrifice. Mais non, sur les cinq millions trois-cent mille six-cent quarante-trois marques du rayon, pas une seule ne vend autre chose que cette maudite pâte orange sèche.

De dépit, j'embarque un authentique Bauernbrot et une bouteille de Bordeaux.